Pour le lecteur pressé : la figure 2 donne un exemple saisissant de non-réversibilité microscopique (mais cette expérience n’est encore qu’hypothétique, tout en étant étayée par d’autres mesures) |
Nous verrons qu’au niveau le plus intime des réactions entre quelques particules élémentaires, là où la notion d’entropie ou de désordre ne joue plus aucun rôle, le temps est déjà clairement orienté.
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Dans
ce bref article, nous évoquerons le temps « microscopique ».
Nous verrons qu’au niveau le plus intime des réactions entre quelques particules élémentaires, là où la notion d’entropie ou de désordre ne joue plus aucun rôle, le temps est déjà clairement orienté.
Cette
orientation est-elle la même partout dans l’Univers ?
Est-elle compatible
avec les autres « flèches du temps » que nous proposent les
processus macroscopiques:
§
temps des chronomètres,
§
temps entropique associé à l’évolution vers
des configurations considérées comme « désordonnées »,
§
temps cosmologique lié à l’expansion de
l’Univers)?
Les chronomètres familiers reposent essentiellement sur les forces de gravitation (c’est le cas d’un pendule, ou du mouvement des corps célestes), électromagnétiques (l’actuelle référence de temps est la fréquence d’une raie spectrale), et mettent en œuvre indirectement les interactions fortes (responsables de la cohésion des noyaux atomiques).
Dans
notre expérience, ces forces sont réversibles[1] :
le mouvement d’un
pendule filmé et projeté à l’envers est indiscernable (aux effets de
frottement, liés à l’entropie, près) du mouvement naturel.
Un autre type de force existe toutefois, appelée interaction
faible, car ses effets sont, aux énergies usuelles, de l’ordre du
dix-milliardième des interactions fortes.
Elle n’en est pas négligeable pour autant,
puisqu’elle contribue dans les étoiles à la synthèse des noyaux, et est
responsable du flux de neutrinos solaires, dont plusieurs milliards traversent
chacun d’entre nous à chaque seconde.
Même au sein du « modèle standard [2]»
l’interaction faible se singularise par d’étranges caractéristiques. Elle
distingue ainsi les deux côtés d’un miroir !
En d’autres termes, si on me montre d’une part
une expérience et d’autre part, son image dans un miroir, je peux dire
laquelle de ces expériences est « vraie », l’autre n’étant pas
réalisable physiquement.
Ceci nous change bien des pendules évoqués plus
haut :
en effet, même si l’image dans un miroir d’une expérience de pendule me révélait
un nombre anormal d’expérimentateurs gauchers et d’écrous lévogyres, le
mouvement du pendule serait indiscernable du mouvement réel.
Non, nous ne nous écartons pas vraiment du sujet,
car ce que nous venons d’observer, c’est que les interactions faibles sont
sensibles au renversement des coordonnées spatiales (x en –x) !
Or, en relativité, temps et espace sont intimement
liés.
En fait, trois symétries
approchées existent au niveau microscopique.
·
Ce sont le renversement de l’espace (P)
·
Le renversement du temps (T)
·
l’échange entre particules et antiparticules (C). (conjugaison de charge
C)
Sous des hypothèses très générales,
(essentiellement le caractère local des interactions) le produit des 3 opérations
(TCP) donne toujours une expérience valide.
Dans ce contexte, il suffit donc d’établir que
la théorie n’est pas invariante sous les opérations conjuguées CP (regarder
dans un miroir, en remplaçant la matière par l’antimatière) pour établir
que les interactions fondamentales sont sensibles au renversement du temps T.
La violation de la symétrie CP fut observée dès
1964: de façon schématique, à grande distance d’une collision (qu’elle
soit entre corpuscules de matière ou d’antimatière) et après un certain
nombre de filtrages, on observe plus d’anti-électrons que d’électrons, et
ce, toutes directions confondues.
Cette violation de C, non compensée par une
violation de P, implique, dans notre contexte d’interprétation, une asymétrie
sous le renversement du temps (T).
Il convient toutefois de se libérer autant que
possible du schéma interprétatif. Des progrès récents le permettent :
l’expérience « CP-Lear », au CERN, a étudié une particule appelée
« méson K neutre », en raccourci
, dotée de la propriété intéressante de se transformer spontanément en
anti-K, son antiparticule, notée
.
La comparaison entre la transition
, et la transition inverse
correspond au renversement du sens
du temps, et montre une différence, faible mais incontestable (la première est
0,6% moins probable que l’autre), un peu comme si un pendule prenait plus
longtemps pour osciller de gauche à droite que de droite à gauche[4].
(cliché CP LEAR- CERN) On voit ici les traces laissées
dans le détecteur par les seules particules chargées. Un anti-méson
|
Ainsi, au niveau le plus intime des interactions, pour une
seule particule, et donc en l’absence de toute notion d’entropie, le temps
est orienté.[5]
La question est-elle donc résolue ?
Oui, sans doute. Toutefois, des affirmations
exceptionnelles méritant des preuves exceptionnelles, on est parfois tenté de
jouer l’avocat du diable.
Ici, on pourrait argumenter (mais ce n’est guère
vraisemblable) qu’un biais existe dans l’identification des
.
Dans le schéma ci-dessous, nous représentons la
trajectoire d’un neutron.
On sait que le neutron, bien qu’électriquement
neutre, se comporte comme un aimant microscopique (on parle de dipole magnétique).
Supposons qu’il possède aussi un dipole électrique (c’est à dire une polarisation électrique, comme par exemple une molécule d’eau) .
![]() |
Ce schéma, supposant l’existence d’un dipole électrique du neutron, compare deux expériences, différant par le renversement du temps (renversement des vitesses, permutation de l’état initial et final). Les deux expériences sont (en principe) réalisables physiquement, mais un film de la première, projeté à rebours, ne coïncide pas avec la seconde.
(le film projeté à rebours
ne décrit donc pas une expérience physique réalisable).
|
Ainsi qu’on le voit sur le schéma, la
trajectoire d’une telle particule, à travers un système de condensateurs et
électroaimants, diffère selon que l’on considère le processus direct, ou
celui résultant d’un renversement du temps (qui implique par
exemple de changer le sens des courants dans les électroaimants, mais pas le
signe des charges).
Le film du premier processus, projeté à l’envers, diffère de la seconde expérience !
Cette expérience n’a pas (encore) été réalisée.
Si la théorie prédit bien un dipole électrique,
sa valeur attendue (10-31 e.cm) reste bien inférieure à la
sensibilité expérimentale actuelle (10-25 e.cm).
Mais, répétons-le encore, les mesures existantes
dans la physique des mésons K suffisent à établir, peut-être de façon moins
directe ou démonstrative, mais au-delà de tout doute raisonnable l’existence
d’une orientation du temps au niveau intime des particules élémentaires.
Déjà, l’absence de symétrie sous les
renversements T,C, P évoqués ici explique la domination actuelle de la matière
sur l’antimatière[6].
Si un lien existe, peut-être le trouvera-t-on dans
une théorie qui unifie la gravité aux autres interactions fondamentales ;
le temps cosmique (lié à l’expansion de l’Univers) et le temps
microscopique pourraient alors voir leurs sens liés . Resterait alors à
établir le lien entre l’expansion de l’Univers et les concepts entropiques.
Mais, à la différence des expériences précises décrites plus haut, ceci
n’est pour le moment que spéculation.
données personnelles :
Jean-Marie Frère, frere@ulb.ac.be
Directeur
de Recherches FNRS,
Professeur ordinaire et directeur du service de physique théorique,
Université
Libre de Bruxelles
[1]
nous entendons: réversibles sous l’effet du renversement du temps,
c’est-à-dire, la permutation des états initial et final, le renversement
de toutes les vitesses.
[2]
Le « modèle standard » unifie toutes les interactions
fondamentales, à l’exception de la gravité. C’est actuellement la théorie
physique testée avec le plus de précision.
[3].
On trouvera une information supplémentaire sur le site du CERN: http://www.cern.ch
en consultant dans la rubrique “experiments” l’expérience CP LEAR
[4]
On trouvera une information supplémentaire sur le site du CERN: http://www.cern.ch
en consultant dans la rubrique “experiments” l’expérience CP LEAR
[5]
Il n’y a ici pas de « perte de qualité » ou de « dégradation »
de l’énergie, comme on l’entend par l’accroissement de l’entropie :
le processus retourné dans le temps est différent du processus direct,
sans plus. Cela suffit à distinguer un film projeté normalement ou à
rebours.
[6]
Pour plus de détails sur ces symétries, voir par exemple “La défaite de
l’antimatière, J.-M. Frère, La Recherche, hors série N°1, p42